mardi 6 septembre 2011

«Libye libyenne» ou « Libye arabo-musulmane» ? Les prémices d’une « crise berbère »

Lahoucine Bouyaakoubi - Anir



Dans l’historiographie amazighe contemporaine, l’appellation « crise berbère » renvoie au débat déclenché, en 1949, au sein du mouvement national algérien autour de l’avenir de l’Algérie et de la place accordée à l’identité « berbère ». En pleine lutte contre la colonisation française, deux grandes tendances s’affichaient : celle qui appelait à une « Algérie algérienne » et l’autre, de Messali Lhadj, (1898-1974) qui prônait une «Algérie arabo-musulmane ». Au moment où la première croit à la démocratie, à la diversité et à l’égalité de toutes les composantes de la société algérienne, la deuxième, quant à elle, ne voit en l’Algérie libérée qu’un pays où seul l’arabe est la langue officielle et l’islam est la religion de l’État. En conséquence, si la revendication amazighe trouve toute sa place au sein de la première tendance, elle n’est perçue par les leaders de la deuxième que comme une pure invention coloniale dont le but est de diviser le peuple algérien. Pour cela, lutter contre le « berbère » en Algérie (et ultérieurement au Maroc) est devenue, en quelque sorte, la suite de la lute contre le colonisateur. Ce conflit a largement dépassé un simple débat idéologique et politique et finit par l’assassinat de plusieurs teneurs du discours de l’«Algérie algérienne ». Parmi les victimes, je cite à titre d’exemple, Ali Rabia assassiné en 1952, Amar Ould Hammouda, Mbarek Ait Menguellet et Ouali Bennai, tous éliminés en 1956. Un an plus tard, Aban Ramdan, grande figure nationaliste algérienne, trouve le même sort en 1957 .

Ce rappel historique est très important pour comprendre le débat actuel au sein du CNT (Conseil national de transition), autour de l’amazighité de la Lybie post-Kadhafi. Si tout le peuple Libyen a souffert de la dictature du « Roi des rois de l’Afrique », la souffrance des Amazighs de ce pays est double du fait qu’ils sont Libyens et en plus « Barbar », selon le terme du tyran de Tripoli. Mal vus par le « Guide de la révolution », ils sont interdits de parler l’amazighe, d’avoir des prénoms issus de leur culture ou de chanter et danser dans leur langue. Même l’Adrar n Infussn est privé de son nom amazigh. L’auteur du “Livre vert” l’a baptisé « al-jabal al-akhdar (la montagne verte) et quelques fois, « al-jabal al-arabi), la montagne arabe. De ce fait, défendre l’amazighité sous le règne de Kadhafi est tout simplement un crime et ne mène qu’à la prison (ex. les frères Mazigh et Madghis Bouzkhar, ou le chanteur Abdellah Achini) ou à l’assassinat (ex. Saïd Sifaw el Mahroug, assassiné en 1994). En revanche, ceux qui ont échappé à ce triste sort se trouvent chassés de leur pays et vivent l’exile, loin de leurs familles (ex. Fathi Ben Khlifa, Othman Ben Sassi ou Mohamed Oumadi). C’est dans cette double souffrance de 42 ans où se trouvent les raisons de la participation massive des Amazighs de Lybie (Zwara, Ifran, Lanut, Jadu….) à la révolution, dès ses premiers jours. Leur rôle déterminant dans la chute de Tripoli et dans la mainmise sur Bab al Aziziya n’a pas besoin de preuves. Ils se sont ainsi imposés comme élément central dans tous les enjeux autour de la Libye de demain. Pour cela, le fait que leur souffrance est double, l’objectif de leur lutte est aussi double : se débarrasser de la dictature de Kadhafi et avoir une pleine reconnaissance de leur identité amazighe. Le deuxième objectif se réalise déja par les militants eux-mêmes. En attendant la chute de Kadhafi, chaque zone amazighe libérée voit la naissance d’associations amazighes et la mise en place de cours de leur langue (Ass : Tanit, Tira, Ifri, Tiwatriwin). Aussi, des centres culturels s’ouvrent et des publications voient le jour comme Tilelli ou Tamellout) . Les documents émanant du mouvement amazigh libyen en effervescence sont écrits en deux langues : l’arabe et l’amazighe, dans son alphabet tifinnagh. Cela prouve incontestablement que, pour la région Ouest de la Libye, la revendication amazighe se situe au cœur du combat armé pour une Lybie libre. Dans un texte intitulé Comment le mouvement amazigh libyen voit la Lybie de demain, publié le 12 aout 2011, il est clair que les Amazighs de ce pays n’aspirent qu’à un État moderne, laïc, démocratique, libre, décentralisé, respectant les droits de l’Homme et reconnaissant l’amazighe, à côté de l’arabe, comme langue officielle . En un mot « Une Lybie Libyenne ».

Au sein du CNT, une autre tendance veut imposer une Lybie arabo-musulmane. Comme ce fut le cas auparavant, qu’il soit au Maroc ou en Algérie coloniale, l’unité affichée contre un ennemi commun cache les divergences et les stratégies de domination des uns et des autres. Les dernières déclarations anti-amazighs de Fathi Tarbal, membre du CNT, le prouve et nous rappelle la « crise berbère » de 1949 en Algérie et la propagande nationaliste autour du dahir de 1930 au Maroc. Les deux visaient l’exclusion de l’amazighe dans tout projet d’avenir. Le site de tamazgha.fr rapporte que : « Les faits se sont déroulés le 6 août 2011 lors d’une réunion du CNT consacrée au débat sur la déclaration constitutionnelle du CNT pour le futur État libyen. Monsieur Tarbal s’est livré à une attaque en règle contre Imazighen sur qui il porte de graves accusations et menaces » . Il est judicieux de remarquer que malgré un intervalle de 71 ans (1949-2011) et dans un contexte complètement différent, le combat des Amazighs est toujours le même ; tantôt contre le colonisateur étranger, tantôt contre les dictateurs de leur Etat-nation et enfin contre quelques « rebelles», qui prétendent aspirer à la liberté et à la démocratie. Une lutte éternelle et sans fin. Le projet de constitution de la Lybie libre, dévoilé en pleine lutte contre Kadhafi, montre la nature des rapports de force au sein du CNT et entre les composantes de la société libyenne. Il ne paraît pas donner aux Amazighs la place qu’ils méritent, malgré leur sacrifice pendant la lutte. L’article 1 stipule que l’arabe demeure la langue officielle du nouvel État et pour les Amazighs, il ne signale qu’une phrase déclarant le respect des droits linguistiques de plusieurs minorités, comme les Amazighs, les Touaregs et les Tabous .

Contrairement à la « crise berbère » de 1949, qui est apparue dans un contexte défavorable à l’amazighité, vue la domination du panarabisme fleurissant et présenté comme symbole de lutte contre la colonisation, cette nouvelle « crise berbère », à “la libyenne”, vient dans un contexte plutôt en faveur de la démocratie et du respect de la diversité. D’autant plus que la lutte pour la démocratie dans ces pays d’Afrique du Nord et du Moyen Orient est aussi une lutte contre des régimes panarabistes. Ainsi, depuis la chute de Saddam Hussein (Iraq) en 2003, la tombée de Ben Ali (Tunisie), et de Moubarak (Égypte), (et probablement de Bachar el-Assad (Syrie)) est à la fois une chute des régimes dictatoriaux mais aussi un déclin de leur idéologie panarabiste, au nom de laquelle, les droits des Amazighs et d’autres peuples minorisés, furent bafoués. Dans ce contexte, les Amazighs Libyens, les armes encore à la main, doivent profiter, d’un côté de leur rôle important dans la chute de Kadhafi, et d’un autre côté de leur élite culturelle et politique instruite, convaincue et composée de militants ayant un capital symbolique en tant qu’exilés politiques de longue date. Parmi eux, quelques uns siègent au sein du CNT et participent aux débats sur la forme à donner à la Lybie de demain. Dans ce sens, l’enjeu autour de l’amazighité est considérable. Il est étroitement lié à la place que les nouveaux dirigeants veulent donner à leur pays au sein de l’Afrique du Nord. Dans ce sens, la revendication amazighe en Lybie profitera certainement de la décision marocaine qui reconnait l’amazighe comme langue officielle. Ainsi, le soutien marocain au CNT dès les premières heures, notamment au sein de l’ONU, pourra-t-il avoir de l’impact sur les choix à faire au sujet de l’amazighité de la Lybie de demain ? Par rapport au voisin de l’Ouest (l’Algérie), qui ne donne à tamazight que le statut de langue nationale, la reconnaissance de tamazight comme langue officielle en Lybie permettra au CNT d’un côté de consolider l’unanimité nationale interne et d’un autre côté de gagner la sympathie des Amazighs de Kabylie en lutte, pendant des décennies, contre un régime qui, au lieu de soutenir les rebelles libyens, accueille des membres de la famille de Kadhafi. Cela isolera d’avantage l’Algérie dans son entourage en plein changement et probablement l’incitera, malgré elle, à reconnaître tamazight comme langue officielle. Sur le territoire de la Tunisie, le voisin aimable, l’installation des camps de réfugiés libyens étaient aussi l’occasion de tisser des liens forts entre les Amazighs des deux pays. Entre la souffrance de quitter le pays natal et la chaleur de l’accueil des « frères tunisiens », ces campements ont vu la mise en place d’une petite expérience d’enseignement de l’amazighe. Cette coopération pourra être le début d’une union de deux peuples ayant réussi à renverser leurs régimes non démocratiques. Pour toutes ces raisons, la Lybie de demain à donc tout intérêt à renoncer au panarabisme et reconnaître pleinement son amazighité afin d’être une Lybie d’abord libyenne.

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